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Le Temps d'un Livre

 « Ce qu’est un roman ? avant tout, c’est une quantité de temps. Quand vous voyez un roman dans une librairie, si vous êtes un peu attentif, vous pouvez évaluer immédiatement la quantité de temps qu’il contient. Et cela dans un double sens : le temps qui a été nécessaire à l’auteur pour l’écrire et le temps qu’il faudra pour le lire. » 
- Matéi Visniec, Le Marchand de premières phrases (trad. du roumain par Laure Hinckel)

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les conseils de lecture

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Jean Echenoz
Bristol
(Minuit) 206 pages
« Or cet incident, imprévu dans le script, n’est pas sans grever l’atmosphère dramatique de la scène. Même si sa dimension grotesque pourrait efficacement s’inscrire dans un autre genre de film, elle ne concorde pas avec le sens général du projet. Installé derrière la caméra sur son fauteuil pliant, face au petit moniteur à disque dur qui, par reprise vidéo, lui transmet l’image et le son de la scène, Bristol se voit contraint d’ordonner qu’on mette fin à cette prise : Coupez, crie-t-il. »
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Voilà un roman qui en laissera plus d’un.e perplexe et, paradoxalement, voilà bien le roman que les amateurs de Jean Echenoz attendaient : une comédie farfelue, un rien cocasse, beaucoup de zeugmes, de tournures singulières (ainsi, le personnage de Geneviève fronce un « sourcil budgétaire ») et puis notre écrivain qui, de temps à autre, se tourne vers le lecteur ou la lectrice pour lui donner un détail, lui suggérer une (non-)action, lui glisser une information incongrue qui fait immédiatement sourire. Cela dit, c’est omettre de signaler que Jean Echenoz ouvre des routes qui ne seront pas empruntées, fait entrer des personnages qui repartent aussitôt, laisse planer le doute en permanence à propos de ce vieux beau de Bristol, réalisateur de films un rien déçus dont on arrive décidemment pas à se décider si on l’apprécie – ou pas. Et puis il y a l’écrivaine de best-sellers Marjorie des Marais, les voisins de la rue des Eaux, un éléphant, on s’aime puis on se trompe pour un rien, on meurt bêtement, … si vous aviez aimé Envoyée spéciale ou Vie de Gérard Fulmard, si vous vous régalez des écrits d’Éric Chevillard ou de Iegor Gran, alors : oui oui oui, ce nouveau talentueux et si drôle roman de jean Echenoz est bien pour vous. Un régal.
©Yann Courtiau 2024
Sarah Jollien-Fardel
La Longe
(Sabine Wespieser) 154 pages
« Je marche sans longe, je m’éloigne chaque jour un peu de notre bâtisse. Je grimpe difficilement les chemins escarpés, les muscles engourdis par les mois d’enfermement. Je m’y attelle, malgré tout. Le reste du temps, je lis, je relis, et je prépare la venue de l’hiver. »
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Si le drame est (toujours) présent dans ce deuxième roman de Sarah Jollien-Fardel, elle n’en fait pas tout à fait le centre de son histoire mais convie plutôt la lectrice et le lecteur a se laisser porter par l'histoire de la narratrice dans un aller-retour captivant entre l’enfance et l’âge adulte. De nombreux personnages, bien incarnés, viennent renforcer l’attrait de La Longe ; je pense d’abord à la famille et le frère en particulier, promis à un grand avenir sportif mais cassé par la vie, les grands-parents aussi - subliment et d’un autre temps -, tant d’autres encore. Les différences de génération sont habilement évoquées, le cours de la vie (les choix, si cruciaux) ainsi que les déplacements (l’éloignement vers la ville puis le retour aux sources) brossés avec soin. La bande originale ? Radiohead, Neil Young, Antony & The Johnsons, Spiritualized – chansons toujours à propos. Ici, aucun mélodrame, mais une tragédie, une vraie, superbe, qui bouleverse. Et si la narratrice semble perdre pied, c’est pour ensuite se reconstruire dans un lieu à l’écart du bruit du monde, une « chambre à soi », aidée en par une amitié naissante et une pharmacopée composée de livres, de textes : ceux de Rilke, Pessoa, Duras ou encore Delbo, mais aussi John Fante et son fameux Chien Stupide. Et au lieu d’en dire plus et forcement trop, je vous exhorte plus simplement à le lire ce roman - il est bien.
©Yann Courtiau 2024
Eric Chauvier
Le lac inconnu
(Allia) 106 pages
« L’effervescence se mue en frénésie. Et l’angoisse se dissipe un peu plus. Peut-être même pourrait pourrait-elle disparaître. Il leur suffirait de commercer sans pause et sans retenue. Ce plan sera suivi à la lettre. »
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Du lac, Thoreau disait que c’est « l’œil de la terre » : ce lieu où le spectateur, en y plongeant le regard, y sonde sa propre nature. Avec ce Lac inconnu, Chauvier, lui, nous propose à peu près la même chose : d’y sonder la nature de l’humain certes, mais celui des origines et de sa naissante angoisse dû découverte de sa finitude, de sa peur du néant, de ne pas savoir ce qu’il y après. Pour y remédier, l’Homme crée la « distraction ». celle-ci sera, au fil de l’Histoire et de l’évolution, tantôt le travail, la possession de biens, la guerre, le commerce ou encore la religion. Dans ce récit aussi étonnant que pertinent - qui couvre quelques millénaires ! - se cache aussi un essai de critique sociale et un roman de science-fiction. « Habiter ce monde en poète, ce serait cheminer vers une sorte d’apaisement. Bien, mais qui lit les poètes ? ». Et quelques pages plus loin, ce constat amer : « Si bien que chacun persiste dans son agitation spéculatrice, dans son menu train d’entropie, dans son petit bonhomme de dévastation, souriant presque au désastre qui s’annonce. ». Tour à tour le lecteur pensera à la Guerre du feu, à la Société du spectacle ou encore à 2011 L’Odyssée de l’espace, avant de revenir à l’image du lac. Un lac inconnu. Épatant.
©Yann Courtiau 2024
Kid Congo Powers
Some New Kind of Kick - autobiographie
traduit de l'anglais par Angélique Merklen
(Le Boulon) 288 pages
« Ma vie se résumait de plus en plus à la musique et à mon statut de fan. Le lycée m’ennuyait. En fait de littérature, j’en apprenais plus avec Patti Smith qu’en cours d’anglais. C’est elle qui m’a fait connaitre Burroughs et Baudelaire, les poètes symbolistes français et la Beat Generation. Une graine de désolation romantique avait été plantée dans mon esprit adolescent fertile, prête à germer. Dans les faits, je consommais de la drogue, j’avais des relations sexuelles sans lendemain, je trainais avec des groupes de rock’n’roll et je gagnais mes galons en développant une intelligence de la rue et les joies des petits méfaits avec mon gang de délinquants juvéniles – le tout avant mon dix-huitième anniversaire. »
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Il faut lire ce livre. Vraiment. D’abord parce Kid Congo Powers est un cas singulier du petit monde du rock : un jeune grindalet latino, pas tout à fait à sa place à Los Angeles. gay et amateur de disco et qui devient, à partir de 1975, un fan absolu de Patti Smith puis des Ramones dont il fonde le fan-club de la cote ouest. Au gré d’un court séjour à New York, pour aller voir quelques concerts au mythique club CBGB, le voilà qui squatte chez Lydia Lunch qui a la bonne idée de lui mettre une guitare entre les mains - c’est parti. Kid Congo Powers sera guitariste pour les Cramps puis avec son ami Jeffrey Lee Pierce au sein du Gun Club. Sur la route, il côtoie Siouxsie & The Banshess et Blix Bargeld, ira poser ses lourdes valises sous ses yeux à Berlin puis Londres ; il jouera plus tard encore et pour quelques temps au sein des Bad Seeds de Nick Cave et il aura même comme petit-ami Ron Athey fondateur avec Rozz Williams du groupe expérimental Premature Ejaculation). Écrit avec sincérité et humour, c’est une vie chaotique que nous peint là Kid Congo, avec des hauts et des bas (beaucoup), la drogue, le sida, les petits boulots pour survivre (il travaille notamment pour le libraire Arthur Nersesian qui écrit à cette époque son livre Fuck-Up, récemment traduit en français aux éditions de La Croisée!), les occasions manquées, les amis, les amours, la familles, les vivants et les morts. Sortez vos disques : Las Vegas Story du Gun Club, Psychedelic Jungle des Cramps ou encore The Good Son de Nick Cave & The Bad Seeds, la bande-son de rêve de ce livre qui n’est pas moins une réussite en matière de biographie rock (mais pas que) et passionnant comme un roman.
©Yann Courtiau 2024
les conseils de lecture

nos libraires aiment (beaucoup) :

Jason
La Mort à Trieste
(Atrabile) 184 pages
« - Alors, Dada, c'est quoi ?
   - Dada, c'est la raison par la folie, c'est un cri abstrait et primitif contre l'Art. Contre le monde. Contre la réalité.
Sans oublier que c'est un coup de pied dans les couilles du bon goût de la bourgeoisie, ah ah, pour être honnête.
 Une tasse de café ?
  - D'accord. »
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David Bowie, Raspoutine, les groupes Ultravox et Eurythmics, Magritte, le club Dada, un portrait d’Aleister Crowley, une peinture de Munch, cette Mort à Trieste - de Jason - est bourrée de références alléchantes, amusantes et parfois pertinentes. Trois histoires, dont la centrale, elle-même composée d’une multitudes de petites histoires, qui toutes anticipent peu ou prou une catastrophe à venir, inévitable, inéluctable. Cette bande dessinée ne colle pas au réel (et c’est tant mieux), vous l’aurez sans doute deviné, mais elle n'en est pas moins actuelle et c’est peut-être l'un de ces points forts. Il y a aussi les personnages, le style reconnaissable, et cette tendances presque surréaliste à conter des histoires dont le lecteur en sortira comme d’un rêve ou, plutôt, comme l’écrivait Magritte à André Breton, d’un mystère (« Toute chose ne saurait exister sans son mystère »). Fort plaisant.
©Yann Courtiau 2025
Sylvia Dazy
Incarnat
(Le Dilettante) 122 pages
« De nos talents médiocres et de nos corps vulgaires nous autres pauvres mortelles nous ne sommes pas fières, trainant une flétrissure différente du passé, mais similaire ; la plèbe des quelconques, des abîmées, avance à pas lent vers la sortie et sans trop la ramener s’il vous plaît »
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La violence et l’anarchie de Fight Club, le ton percutent de King Gong Théorie et le génie du monologue tendu façon Principe de réalité ouzbek de Tiphaine Le Gall (si vous n’avez pas lu, faites-le : c’est un excellent texte), voilà un peu la recette d’Incarnat. Incarnat, oui, comme la teinte vive que donne le sang affluant au visage lorsqu’on est sous le coup d’une agitation émotionnelle et c’est le cas de la narratrice qui se demande pourquoi « (…) à trente ans, la vie me semblait-elle finie ? ». Parents divorcés, marais social, coups et injustice, tout cela et plus encore conduisent la narratrice – Loune – à faire un stage avec d’autres personnes (une majorité écrasante d'hommes, bien sûr) ayant commis violence sur autrui. C’est l’engrenage… Incarnat est porté par une langue rude et crue née d’une intelligence vive et subtile pour en venir à son propos. On ne lâche pas le livre, on suit, page après page et on se met à comprendre Loune. Et voilà que nos certitudes en prennent un coup - de génie. @Yann Courtiau 2025
Thomas E. Florin
Autodafé, comment les livres ont gâché ma vie
(Gospel) 90 pages
« Les livres ont gagné. Les livres m’ont attaché. Ils m’ont mis cette idée en tête, m’ont fait signer ce pacte. Même le diable n’exige pas autant. La fidélité ou le suicide, qu’est-ce que c’est que ce contrat ? Le diable, au moins, offre des plaisir, du divertissement, son et lumière. Qu’ont à offrir les livres en échange d’une vie. »
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Faut-il brûler les livres ? voilà le sujet du seul et unique roman de Canetti intitulé Auto-da-fé, auquel cet autre très singulier livre fait bien sûr une inquiétante référence en ajoutant encore : Comment les livres ont gâché ma vie. La lectrice, le lecteur – surtout ceux qui empilent les livres partout chez eux -, s’attend alors à un livre sarcastique, une bagatelle amusante, une pochade incendiaire. Mais non. D’abord parce que le livre est bien plus sérieux qu’on ne pourrait le penser, et aussi car sa forme est hautement intéressante. Nous n’avons là ni un récit, ni un journal - encore moins une autofiction - mais plutôt l’autoportrait littéraire de l’auteur en personnage de roman qui tente d’écrire ce qu’on a entre les mains. Et ces nombreuses questions que pose le texte : que font-ils de nous, pauvres pêcheurs de mots, ces livres lus ou pas qui s’entassent dans nos appartements de plus en plus petits ? L’obsession, parfois d’une vie entière, qui nous dessine socialement… tout ça pour finir dans une benne à ordures après notre mort ? Vient encore l’idée de la récupération, de la mémoire qui colle aux livres avant que le livre ne se renverse en éloge de la lecture, du langage et des livres, et que le pouvoir de l’écriture l’emporte aussi. Limpide, sobre et simple, ce roman (qui n’en est pas tout à fait un) de Thomas E. Florin est vraiment bien. À lire en écoutant By the fire, de Thurston Moore (cité dans le livre !), et se rangera auprès d’autres livres insolites tel que Le Pilon (de Desalmand, chez Quidam), Le deuil de la littérature (de Deriquebourg, chez Allia) ou encore Incognita incognita ou le plaisir de trouver ce qu’on ne cherchait pas (de Forsyth, traduit de l’anglais par Marie-Noël Rio, aux éditions du Sonneur). Tout ça pour dire que les éditions du Gospel, qui publie cet excellent Autodafé, sont à surveiller de près et reste une alternative de goût et de qualité.
©Yann Courtiau 2025
Christophe Schenk
The Second Tindersticks Album
(Densité) 140 pages
« Soudain, tous les éléments semblaient se mettre ensemble pour faire de The Second Tindersticks Album la pièce maîtresse d’une carrière qui n’avait jamais eu le succès qu’elle méritait, à mon sens.»
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Comme on se plonge dans la « lecture » d’un classique littéraire signé par un spécialiste, pour mieux en saisir les enjeux, entrevoir les tenants et les aboutissants, se faire lister les influences (et même les quelques plagiats discrets), on s’immerge tout pareil dans la collection Discogonie en général et dans ce nouvel essai de Christophe Schenk en particulier, entièrement dédié à un disque du groupe Tindersticks : The Second Tindersticks Album. Rébarbatif ? Seulement destiné au fanatiques ? Non, non, non, au contraire, on a là un véritable « portrait de groupe » au sens large, un retour sur le contexte de l’époque (le mitan des années 1990 principalement) et surtout un livre qui sonde - non pas l’échec, attention - mais plutôt l’insuccès de musiciens qui ont su s’en accommoder et peut-être même en faire une marque de fabrique. Il faut signaler aussi que Christophe Schenk, en bon journaliste (admirateur des Tindersticks et collectionneur obsessionnel de disques !), est allé nous dénicher des dizaines d’extraits d’entretiens pour donner un sens choral à son livre et étoffer le récit d’un disque qui, sans quitter la forme de l’essai aussi généreux qu'intéressant, en devient un véritable roman. Témoignage d’une façon de faire de la musique, de la vivre, Schenk traite les chansons isolément, parle des tenues vestimentaires, des accointances (notamment avec Nick Cave & The Bad Seeds), des influences (la batterie de Five Years de Bowie par exemple), de la pochette, des photographies, des différents éditions, des notes, des textes, de la réception hier et aujourd’hui de ce fameux Tindersticks Second Album. Un véritable plaisir pour s’abîmer dans la musique de ce groupe à la longévité incroyable et notamment avec le titre A Night in, quand Stuart Staples rumine : « Les soucis du quotidien semblent s'évanouir. La fin du jour apporte la libération. ».
©Yann Courtiau 2025
les conseils de lecture

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Marco Lodoli
Si peu
(P.O.L.) 140 pages
« Je ne crois pas que nous vivrons un jour ensemble dans cette existence, sans doute ne saurions-nous pas quoi nous dire, ni quoi faire, comment nous tenir la main, nous sommes deux fantômes sans corps et sans maison, une éventualité qui reste suspendue dans le champ des possibles inassouvis, et c’est ce qui nous rend encore plus purs, plus limpides. Je peux attendre jusqu’à la fin, je n’ai rien à perdre, mon amour est plus grand que le temps qui passe. »
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Le roman d’un amour à sens unique, d’une vie vide, du temps qui s’est écoulé sans que rien ne tente ni ne puisse le retenir, voilà bien ce que cache ce titre aussi génial qu’énigmatique : Si peu. Il aura donc fallu qu’à ma surprise plusieurs bons clients de la librairie fassent l’acquisition, la même semaine, de ce nouveau livre de Marco Lodoli publié aux éditions P.O.L. en cette rentrée 2024 (et magnifiquement traduit de l’italien par Louise Boudonnat), pour que je m’interroge et, coïncidence, que je lise encore un essai sur l’édition italienne où son nom apparaissait au détour d’une page pour que je me décide – et bien m’en a fait – de lire ce livre qui n’a été rien de moins qu’une déflagration pour moi. Le style est poétique et à la fois resserré, l’histoire est dramatique et belle comme le sont les plus pures tragédies ; il y a là une atmosphère qui rappelle le cinéma néo-réaliste italien des grandes années ; c’est une plongée dans une Rome des faubourgs et des quartiers sans touristes ; c’est aussi le portrait d’une femme remplie d’amour et prête à ne laisser dans sa vie nulle place à quoi et qui que se soit d'autre. Si peu, de Marco Lodoli, avec ses rebondissements multiples, ses lenteurs puis ses accélérations subites, est l’une des plus belles choses lue ces derniers temps. Je n’en reviens pas tout à fait et je crois bien que bouleversant est le bon mot. Donc acte.
©Yann Courtiau 2024
Kevin Cummins
Mixing Memory & Desire
(Cassell) 256 pages
« Kevin’s photographs of Bowie anaesthetize time. Each frame allows then and now to merge. Memories can fall into the image and Bowie stays just as he always was. (Gail Crowther)
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On doit à Kevin Cummins l’une des plus belles photographies de Ian Curtis, le regard qui plonge directement dans le vôtre, la main portant une cigarette à sa bouche, les épaules resserrées, le manteau, il fait froid… c’est la pose définitive et c’est de cette façon que, la plupart d’entre nous sans doute, nous sommes représenté le chanteur de Joy Division. On oublie pourtant que Kevin Cummins n’a pas photographié QUE Joy Division, mais aussi les Stone Roses, Björk ou encore The Fall, pour ne citer que ceux-là, et on lui doit aussi de belles images de l’émergence du punk à Manchester et de l’après. Et puis on oublie aussi qu’il a grandi avec la musique de David Bowie, le photographiant à divers moments de sa carrière, d’abord en 1972 lors d’un concert à Manchester, ainsi qu’en 1977 lorsque Bowie joue pour et dans l’ombre d’Iggy Pop - qu’il accompagne en tournée pour la promotion de The Idiot. Cummins finit par rencontrer Bowie en 1991 lors d’une session photographique et il avoue avoir été aussi nerveux que lorsqu’il avait quinze et qu’il découvrait Space Oddity pour la première fois! Puis viennent les clichés de Londres en 1995 – bouleversants – et ceux de New York quelques années plus tard alors que Bowie et Cummins deviennent confidents. On tient là beau livre de photographies, accompagnés de petites textes de Kevin Cummins, pour expliquer le contexte, ainsi qu'une magnifique postface de la chercheuse et écrivaine Gail Crowther qui, pour vous donner le ton, a récemment écrit sur Sylvia Plath et Anne Sexton. Merveille. ©Yann Courtiau 2024
Olivier Deloignon
 Une histoire de l'imprimerie et de la choses imprimée
(La Fabrique) 324 pages
« Or la chose imprimée, cet espace solide du langage, est une machine à penser… Avec l’imprimerie elle est (encore) consubstantielle à nos sociétés et à ce titre reste une arme sociale et politique. »
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Après avoir publié une histoire de l’édition française et de la librairie indépendante, il fallait bien que les éditions La Fabrique nous gratifie d’une histoire de l’imprimerie – une histoire qui est aussi celle de l’écrit, du transfert des pensées vers le livre, ce « miroir de l’âme », cet arme politique et sociale, et de l’intensification de cette production et des mutations techniques que le lecteur et la lectrice vont pouvoir suivre du moyen âge jusqu’à notre époque contemporaine, avec l’apparition des photocopieuses Xerox qui vont accélérer la diffusion des fanzines durant les années 1970 et surtout 1980. Entre l’œuvre de l’esprit et l’objet – parfois l’objet d’art, puisqu’on assiste aussi à la naissance du graphisme, comme vous le découvrirez en lisant ce passionnant livre d’Olivier Deloignon -, l’imprimé traverses le temps et ses bouleversements (le passage des deux grandes guerres du XXème siècle est fascinant) jusqu’à aujourd’hui, période incertaine où il semble plus menacé que jamais - et pourtant si présent. Essentiel. 
©Yann Courtiau 2024
Vincezo Latronico
Les perfections
(Scribes) 174 pages
« Ce qui était arrivé à la ville – le remplacement des habitants historiques par de nouveaux arrivants plus jeunes et plus riches, l’augmentation des prix et l’homogénéité socioculturelle – avait été appelé gentrification : un mot connu presque exclusivement des personnes qui en étaient responsables. »
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La SPLPI (Société Protectrice des Livres Passés Inaperçus) devrait agir, et vite : une nouvelle rentrée approche et ils seront (presque) tous oubliés ces livres si prometteurs sortis par le passé, qu’on s’était promis de lire et puis non. Les Perfections est un premier roman, sorti en 2023 - c'est surtout un roman exemplaire. Traduit de l’italien par Romane Lafore, il ne s'était plus rien écrit d’aussi pertinent sur Berlin depuis au mois l’essai de Francesco Masci publié il y a dix ans chez Allia : L’ordre règne à Berlin. Mais à l’essai, le primo romancier Vincenzo Latronico préfère, lui, le roman sociologique. Le résultat est d’excellente facture. Tant par sa forme (le premier chapitre très Perec-ien qui prend tout son sens à la fin du livre) que par son fond, qui ne consiste pas en un énième pamphlet dénonçant la boboïsation – ou la gentrification – de Berlin, mais plutôt à une description aussi sensible que complexe d’un couple d’expatriés installé dans la capitale allemande, « freelance » dans le domaine des nouvelles technologies et qui ne parlent pas allemand mais plutôt le globish, duo qui cherche à faire de la vie une forme de «perfection», par mille et un détails précieux. Mais voilà que tout change, soi-même comme son environnement. Ce qui était abondance de temps et d’espace finit par se réduire et la tentative de fuite (en avant) vers Lisbonne puis la Sicile ne change rien, au contraire… Un roman bluffant par l’intelligence du regard porté sur notre société et ses contradictions.
©Yann Courtiau 2024
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Grégoire Bouillier
Le syndrome de l'Orangerie
(Flammarion) 496 pages
«Il existe une base réelle et sérieuse à ce que j'appelle « l’invention de mon faits divers », (…). Tant pis pour les psys et pour tous ceux qui prétendent toujours que je ne parle que de moi dans mes livres alors que, au vrai, je pars de moi, dans l’espoir d’aller vers les autres, vers le monde, vers la littérature et, en la circonstance, vers les Nymphéas de Claude Monet.
Tout ça pour dire que je vais continuer mon enquête.
J’ai même hâte de connaître la suite !»
--
Et si Monet n’avait fait que peindre une nouvelle fantastique d’Edgar Poe ? Qu’a-t ‘il donc voulu cacher dans ses Nymphéas et peut-être même : qui a-t ‘il enterré là ? Et qu’est-ce que l’auteur veut-il lui aussi cacher dans ce livre ? qui a-t ’il enterré, ou plutôt quoi ? « Faut-il que se soit la Bmore & Investigations qui, encore et toujours, fasse le sale boulot ? » demande le narrateur que les amateurs du précédent roman (Le Cœur ne cède pas) retrouveront ici avec délectation - sans parler des mille et une digressions, ouvertures de centaines de parenthèses pour invectiver la lectrice et le lecteur, des dizaines de références musicales, picturales – bien sûr -, des quelques réflexions sur le pouvoir de la littérature, etc. Ce livre va loin, trop loin sans doute, car qui donc oserait parler ainsi de la beauté et de la couleur sur le même plan que la mort et la désolation la plus inhumaine et le désespoir le plus sombre ? Giverny et Auschwitz – vraiment ?!? Bouillier l’a fait, avec autant d’intelligence que de culot pour une enquête de 496 pages qui déstabilisera le lecteur, le fera rire, pleurer parfois, l’amènera à se questionner sur le voile de mystère qui recouvre toutes choses. Le syndrome de l’Orangerie sera bientôt le vôtre. ©Yann Courtiau 2024
Gregory Cingal
Les derniers sur la liste
(Grasset) 310 pages
« Ainsi commence l’une des opérations de mystification les plus prodigieuses (et les plus méconnues) de la Seconde Guerre mondiale. Pendant une année, au nez à la barbe de leurs gardiens, une poignée de scientifiques juifs et non juifs, prisonniers d’un camp de concentration ultra-surveillé, vont au péril de leur vie alimenter l’armée allemande de centaines de litres de faux vaccins. Sans que personne, à Berlin comme à l’intérieur du camp, sur le front militaire comme à l’arrière, ne découvre la supercherie. Ce fut le secret le mieux gardé de Buchenwald. »
--
Il y a des « phénomènes de libraires » et il y a, bien plus rarement, LE phénomène d’UNE librairie. En 2016, à la sortie de son premier roman (Ma nuit entre tes cils, chez Finitude), Gregory Cingal fut LE phénomène du Rameau d’Or, d'abord découvert et apprécié par la libraire Elise P. puis par le reste de l’équipe, nous en avions vendu plus de 300 exemplaires en deux ans, soit un quart des ventes – de quoi prendre contact avec l’auteur ! Auteur que j'ai eu donc la bonne surprise de retrouver en cette rentrée, avec ce récit à suspens digne des meilleurs Eric Vuillard, pour sa précision et son rythme haletant, sa complexité aussi, véritable réussite de littérature sans fiction - ou plutôt de roman-documentaire - retraçant, ente autres, l’évasion d’un groupe d’hommes du camp de Buchenwald à la toute fin de la guerre. Faux vaccin, alliance ambiguë, substitution d’identité, « division des fièvres », intrigues et jeux de pouvoir entre les détenus du camp, Stéphane Hessel ou, moins connue (mais superbe évocation aussi) : l’espionne Violette Szabo, ... il y a tant et tant dans ce livre passionnant où l’auteur, à bonne distance, vient de temps à autre donner des coups de coude au lecteur pour qu’il prenne bien conscience de ce qu’il lit, de l'importance de ce qu'il tient dans ses mains, de ce qui rentre dans sa tête. Un livre qui devrait faire date (Goncourt ?). ©Yann Courtiau 2024
Béatrice Commengé
Ne jamais arriver
(Verdier) 156 pages
« Se pourrait-il que mon île se situât bel et bien sur un lac ? Puisque l’on m’obligeait à rester chez moi, puisque le rêve de découvrir mon île après une longue traversée de quatre pays aux frontières désormais fermées m’était interdit, il m’avait suffit d’un clic pour satisfaire ma curiosité : insula Ovidiu était, en effet, située au milieu du lac Siutghiol, séparé de la haute mer par une langue de terre sablonneuse transformée en l’une de ces stations balnéaires hérissées d’hôtels monotones avec « vue sur la mer » et d’aires de jeux aux toboggans multicolores. L’été, tandis que les plages se couvraient de parasols et de cris d’enfants, l’île vendait son calme et sa verdure aux touristes épris de silence : vingt minutes suffisaient pour poser le pied sur une légende. »
--
Ce récit d’un voyage différé sur les traces d’Ovide – l’exilé par excellence -, fait écho aux mots de Starobinski qui (dans la Nuit de Troie) écrivait que l’exil était : « l’ouverture simultanée sur un passé remémoré et sur un futur où l’action va se porter. » Avec le confinement, Béatrice Commengé va faire l’expérience d’une forme nouvelle d’exil intérieur. Ainsi, recluse, elle imagine son voyage et, à défaut d’espaces et de routes, plonge dans le passé de l’auteur des Métamorphoses, lui-même chassé de Rome à cause de ses écrits licencieux. Assigné à résidence dans la ville de Tomis, en Scythie mineure - l'actuelle Constanța, en Roumanie -, Ovide y écrit des poèmes de lamentations et de nostalgie (les Tristes et les Pontiques) et vit son exil comme un assassinat. Dans L’Art d’Aimer, le poète raconte comment faire durer la passion ; c’est au tour de Béatrice Commengé de prolonger la fièvre et le désir puisqu’au fur et à mesure que les frontières s’ouvrent à nouveau, l’autrice tente de prendre la route aux côtés d’Ovide, étirant le temps, ralentissant ce périple qui devient long et sinueux, se remémorant ses premiers voyages en Italie, passant par mille et un détours géographiques comme pour mieux retarder son arrivée sur cette île de tous les fantasmes. Récit littéraire et de voyage autant que biographique, d’une douceur inouïe, Ne jamais arriver rappelle en nous que le livre est peut-être, avant tout, un désir de solitude et de calme bienvenu. Merveille. ©Yann Courtiau 2024
Mikaël Hirsch
L'Effet Magnani
(Le Dilettante) 156 pages
« Entrainé malgré moi par l’inertie de la fiction littéraire, je continuais à vouloir raconter la collision de ces deux personnages qui, selon moi, aurait dû avoir lieu. Je voulais leur offrir cet espace de liberté qu’ils n’avaient pas eu la chance d’avoir de leur vivant. D’une certaine manière, je m’associais au mensonge, j’en devenais une part fondamentale, le colporteur, plutôt que l’instigateur anonyme. »
--
« Je salue la fraternité des hommes, le monde des arts et Anna Magnani » - des Fake news comme celle-là, on aimerait en lire plus souvent ! Haletant dès les premières pages et sans perdre ni son rythme ni son intérêt, L’effet Magnani est un roman qui ne lâche pas son lecteur (et réciproquement) en lui proposant une enquête vraie sur une fiction éblouissante dont les questions centrales deviennent vite : que s’est-il passé la nuit du 8 au 9 octobre 1961 dans un hôtel de Gênes ? Youri Gagarine a-t-il profité d’être en orbite pour déclarer sa flamme à l’interprète féminine de Rome, ville ouverte ? Et Magnani en pinçait elle pour le fringant cosmonaute russe ? Passant d’une biographie à l’autre, Mikaël Hirsch nous embarque dans un songe diablement habile où l’on passe de la Russie soviétique à l’Italie des grandes années du cinéma. Rien de mieux qu'une fiction aussi réussie que truculente pour embellir une réalité peut-être un peu morne, surtout si, comme avec ce roman, les références - riches et toujours pertinentes - n’étouffent en rien l’idée première. Épatant. ©Yann Courtiau 2024

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